On apprend le « métier de dirigeant » en permanence sur le terrain, en dialoguant avec ses équipes, avec ses pairs, en prenant des décisions, en les partageant pour qu’elles soient mises en œuvre, et en en mesurant l’efficacité. Les erreurs et leur analyse font partie de l’apprentissage. Mon expérience à la tête de « structures lourdes » (EDF, Gaz de France, GrDF….) m’en ont convaincue.

Leadership Solutions

Je me suis toujours interrogée sur mon rôle de dirigeante. Je me suis enrichie en permanence du dialogue avec mes collaborateurs. Mais je ressentais le besoin de partager mes interrogations avec d’autres responsables d’entreprises, ce qui n’avait pas pu se faire, puisque le « chef », dans la représentation classique des entreprises, sait tout, cache ses manques et incarne son autorité sans dévoiler ses états d’âme éventuels.

Un «vrai dirigeant ne doute pas »… en tout cas, il ne le dit pas. Alors que je dirigeais GrDF, ce fut une situation exceptionnellement grave qui en 2007, a créé ce besoin  : celle d’un suicide  dans une entreprise. Un dirigeant  directement concerné par ce drame, m’a contactée car il savait que j’avais été confrontée à une telle situation quelques années auparavant. Sur un sujet aussi douloureux, difficile, complexe… et profondément humain, il se questionnait et avait besoin d’échanger sans fard sur son rôle de dirigeant, ses doutes, ses idées personnelles. et ce qu’il ressentait.

Nous avons constaté que les cultures d’entreprise ne favorisaient guère les échanges d’expérience entre dirigeants sur leurs problèmes quotidiens, leurs fragilités, leurs hésitations, leurs pratiques managériales. Et encore moins sur des sujets aussi difficiles qu’un drame humain tel que le suicide. Sujet tabou ? Pudeur ? Difficulté à parler de soi ? Certainement tout cela. Aborder ces sujets, cela voulait dire exprimer des doutes, se livrer, écouter l’autre pour aller au-delà des approches théoriques des livres de management ou des consultants. C’est aller bien au-delà de la façon traditionnelle et réductrice de mesurer la qualité de notre action en tant que dirigeant uniquement à partir des résultats quantitatifs d’un contrat annuel.

C’est ansi que nous avons décidé de nous rencontrer régulièrement pour évoquer ces sujets qui nous tenaient à cœur : notre rôle, notre responsabilité, nos marges de manœuvres… et très vite nous avons élargi nos échanges à d’autres dirigeants eux-aussi en questionnement et prêts à fendre l’armure.

Nous ont ainsi rejoints Martine Griffon-Fouco, dirigeante chez Asystème, qui a apporté son expérience d’autres entreprises, dans des secteurs différents ; Danielle Schwartz alors dirigeante à la DRH d’EDF, et qui depuis s’est orientée vers des études universitaires de philosophie politique et éthique ; Patrick Bonneau, dirigeant opérationnel particulièrement engagé en terme de sécurité, de management et de transformation à GrDF ; et enfin Frédéric HOFMANN, récemment nommé dirigeant dans le secteur de l’hydraulique et impliqué dans l’animation d’un réseau de jeunes dirigeants à EDF. Le seul critère d’adhésion à ce « club » que nous avons spontanément appelé le « Club des idées » était la capacité à écouter les autres, à se livrer en confiance dans un esprit d’échange d’expérience, et la volonté de débattre des questions les plus iconoclastes.

Ainsi nous avons tour à tour abordé, le poids de plus en plus important des marchés financiers dans le management des entreprises au détriment des projets industriels, un poids croissant qui agit comme une négation de notre culture industrielle ; la contradiction entre la lourdeur des démarches qualité, comme les démarches ISO, et l’efficacité et la réactivité recherchées dans la réalisation des activités opérationnelles ; les conditions nécessaires pour créer la confiance au sein des équipes à l’égard du management et du projet de l’entreprise ; le piège de la recherche hâtive d’un « bouc émissaire » lors d’un incident en espérant apaiser momentanément les tensions mais qui ne règle rien ; l’implication et le professionnalisme des opérateurs dans des univers industriels à risque, alors qu’ils sont submergés par des systèmes de reporting et des procédures de plus en plus lourdes et absconses…voire déresponsabilisantes ; les postures et attitudes souhaitables des dirigeants, en commençant par nous-mêmes, dans ces contextes riches en paradoxes.

Nous avons également évoqué les questions de la gestion des crises insuffisamment perçues comme des opportunités de transformation ou encore de l’image des entreprises qui sont aujourd’hui invitées à régénérer leurs modes de fonctionnement. Ces sujets ne sont pas particulièrement originaux. Ce sont les sujets de notre quotidien. Nous les avons abordé pour en partager l’analyse, la façon d’en parler et de les intégrer dans notre pratique, dans notre comportement, dans l’exercice de notre responsabilité. Ils émergent spontanément de notre expérience.

Pas de recette miracle, pas de théorie, pas de réponse toute faite et surtout pas de langue de bois. Juste sortir de l’isolement, libérer la parole, partager, et prendre conscience que nous ne sommes pas seuls à avoir les mêmes doutes, les mêmes incertitudes. Tout en veillant à assumer pleinement leur rôle et leurs responsabilités, nombre de dirigeants avancent ainsi, peut-être, en muselant une partie d’eux-mêmes qu’il n’est pas de « bon ton » d’exprimer à voix haute. A l’occasion de nos échanges réguliers, nous avons réalisé combien nous étions tous marqués par un environnement fortement technique, masculin, très soumis à de multiples procédures et contraintes industrielles et combien il est nécessaire d’être vigilant pour continuer à privilégier le management des hommes, richesse de l’entreprise.

Notre comportement étant le meilleur levier pour inciter nos managers à en faire autant : donner confiance aux salariés, développer les liens entre eux, des liens entre eux et l’entreprise, entre l’entreprise et son environnement, contribuer à un autre modèle sociétal basé sur la confiance plutôt que sur la conflictualité et sur l’opposition des uns contre les autres, sur la créativité grâce à la diversité et à l’ouverture aux autres, sur la cohérence entre nos paroles et nos comportements. Ce sont ces convictions qui nous animent dans l’exercice de nos responsabilités et que nous avons eu plaisir à partager, pour mieux les mettre en œuvre, avec certainement plus de force et plus de motivation.

Notre club est parfaitement paritaire : trois femmes, trois hommes. Laurence Baranski, notre « coordinatrice » qui a suivi tous nos échanges, nous en faisait régulièrement le retour et la synthèse. C’est ainsi qu’un jour de 2012, elle nous a proposé d’en faire un recueil sous forme d’un livre pour capitaliser cette aventure, et peut être susciter des expériences du même type dans d’autres entreprises, nourrir la réflexion des dirigeants actuels et surtout des futurs dirigeants, créer des liens et des échanges à partir d’un blog et générer d’éventuelles productions.

Hors cadre, en tout liberté, ce modeste Club des idées nous a permis de mesurer nos contradictions, nos manques et nos possibilités, nos réelles ambitions, ce que nous pouvons tenter de changer dans nos entreprises, la façon de nous y prendre, de ne pas nous dérober pour rester conformes à nos valeurs, et aussi la volonté de mettre en pratique ce que nous avions pu formaliser ensemble, et de mesurer les résultats. Le tout prouvant évidemment l’attachement profond à nos entreprises qui nous ont permis « d’apprendre », y compris la nécessité de se remettre en question et de remettre en question certaines de nos habitudes et certitudes.

Laurence Hézard